Qui trop embrasse mal étreint, ou les dangers d’une instrumentalisation abusive de l’achat public

01/05/2019

Année 2020, année formidable ou annus horribilis pour la commande publique et ses acteurs?

La réponse est sans doute nuancée, même si le volet positif prend sans doute la pas sur le négatif. Mais ce qui a surtout frappé en 2020, et ce qui frappera encore en 2021, c’est le niveau sans cesse croissant de l’instrumentalisation politique de la commande publique qui, sous couvert d’objectifs tout à fait légitimes, risque de provoquer des phénomènes de dispersion et de diluer l’achat public jusqu’à aboutir à une solution bien éloignée de ses objectifs primaires.

L’ACHAT PUBLIC COMME ULTIME RECOURS?

La commande publique a très vite été appelée comme pompier afin sinon d’éteindre l’incendie du moins de limiter la propagation des flammes provoqués par la crise économico-sanitaire due au COVID 19. Et entre l’ordonnance 2020-319 du 25 mars portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de COVID 19 (…) à la loi d’ accélération et de simplification de l’action publique ( la fameuse loi ASAP, qui aurait pu aussi être l’acronyme d’as soon as possible…) du 7 décembre, bien des textes ont été adoptés et mis en oeuvre. Faire face aux conséquences de l’épidémie dans la passation et l’exécution des contrats, faciliter les approvisionnements, soutenir les entreprises et notamment les PME-TPE, relancer l’économie…les objectifs des tous ces lois, ordonnances et autres décrets sous tous plus louables les uns que les autres, et ont permis de mettre la commande publique sous les feux de la rampe et prouver s’il en était besoin son importance de plus en plus prégnante dans les politiques publiques d’intervention dans l’économie. Et le coté positif de cette avalanche de textes est que les acheteurs publics se sont vus offrir les outils adéquats pour mener à bien leurs achats afin de répondre aux objectifs ainsi affichés.

Maintenant, la plupart de ces mesures ont été-et n’existent donc plus aujourd hui-ou sont temporaires, et ne revêtent donc pas de caractère pérenne, ce qui limite quelque peu leur importance et leur portée.

Pour autant, victime de son succès, la commande publique n’a pas pu répondre à toutes les attentes du monde économique, quelquefois pour des questions d’organisation propres aux structures publiques et para publique concernées- les différentes vagues de confinement ayant évidemment pesé sur ces questions -, quelquefois aussi parce que les acheteurs publics n’ont ni la possibilité ni la vocation de répondre à toutes les sollicitations et de soutenir à eux seuls des entreprises souvent en -grande-difficulté. Et puis la crise a, comme toutes les crises à fort impact économique, ses effets pervers: moins d’activité du coté des entreprises entraine mécaniquement une baisse des recettes fiscales, notamment locales, et donc un amoindrissement tout aussi mécanique des budgets des collectivités publiques, qui doivent ainsi rogner sur leurs dépenses ainsi que l’ont par exemple décidé plusieurs Régions ou Métropoles ( v.par exemple le cas de la Métropole d’ Aix-Marseille-Provence qui a annoncé lors de la présentation de ses orientations budgétaires le 19 novembre en assemblée plénière la réduction de ses dépenses d’investissement de 25% pour l’année prochaine), sans parler des Départements de plus en plus plombés par des dépenses sociales en hausse souvent constante. Résultat, la commande publique locale a chuté de plus de 20% en 2020, plus de 30%pour les communes. La réalité des chiffres est terrible mais a le mérite de rétablir certaines vérités: on pourra toujours ériger la commande publique comme un des principaux vecteurs du soutien et même du développement de l’economie; mais sans combustible et donc sans moyens financiers, de telles voeux politiques risquent de rester bien pieux…

NE PAS TROP EN DEMANDER AUX ACHETEURS

La commande publique, malgré les réserves ci-dessus exprimées, ayant le vent en poupe, elle est de plus en plus sollicitée à des fins diverses, au risque d’oublier ses objectifs fondamentaux.

Comme un couteau suisse, l’acheteur public doit être multiple et avoir plusieurs cordes à son arc. Par nature protéiforme – juriste, économiste, technicien, négociateur, financier..- la fonction d’acheteur contient plusieurs métiers en un, d’où la nécessité d’une équipe pluridisciplinaire pour préparer, lancer et suivre l’exécution des marchés publics et concessions. Et on demande à ces acheteurs d’être performants, innovants, garants de la bonne gestion de l’argent public, détenteurs de la fibre écologique et sociale…avec des situations de quadrature du cercle à résoudre, comme celle consistant à leur demander d’acheter en priorité Français, voire local, tout en les positionnant comme des gardiens du temple de la commande publique et de ses trois colonnes que sont la liberté, l’égalité et la transparence….

Cela peut faire beaucoup. Et la tendance qui s’amorce pour 2021 risque encore d’alourdir leurs taches.

Plusieurs directives européennes ayant des impacts sur la commande publique vont tout d’abord être transposées, comme celle relative aux véhicules propres qui va augmenter de façon significative la part minimale de ces véhicules dans les contrats d’achat de véhicules lourds et légers mais aussi les contrats de transports de voyageurs ou encore de collecte d’ordures ménagères.

On sait ensuite, grâce aux travaux préparatoires qui se déroulent depuis quelque temps maintenant, que les six CCAG, certains actualisés d’autres totalement nouveaux, qui verront le jour au printemps 2021 seront des instruments en faveur du developpement durable et de l’insertion sociale, les acheteurs se voyant octroyer de nouveaux champs de vérification auprès des titulaires des marchés, notamment en termes de chaines d’approvisionnement mobilisées dans le cadre de ces derniers et des actions mises en oeuvre pour identifier et maitriser les risques de violation des droits de l’homme sur ces chaines d’approvisionnement.

Et puis il y a le projet de loi « confortant les principes républicains » ( ex projet de loi séparatisme) récemment présenté en conseil des ministres et ayant  fait l’objet d’un avis du Conseil d’Etat, qui, même si cela peut surprendre de prime abord, touche la commande publique. Il prévoit en effet que les acheteurs publics devront s’assurer auprès des titulaires de leurs contrats confiant l’exécution d’une mission de service public de leur neutralité au regard de l’expression des opinions ou des convictions religieuses et du traitement égalitaire des usagers des services dont ils ont la charge, des clauses avec sanctions à la clé devant être écrites au sein même de ces contrats. De telles obligations rappellent celles – égalité de traitement des usagers, respect de la laïcité et de la neutralité- imposées par la jurisprudence aux organismes de droit privé chargés de l’exécution d’un service public…

Si le projet est adopté tel quel, il impose de nouvelles contraintes aux acheteurs qui vont donc devoir opérer d’autres vérifications dans le cadre du suivi de l’exécution de leurs contrats,  suivi qu’ils ont déjà quelques difficultés à assurer, le « contract management » étant un peu le parent pauvre au regard des procédures de passation. Et ils devront mettre en place des contrôles et des sanctions adaptées à chaque situation, pouvant même aller jusqu’à la résiliation des contrats-on pense par exemple aux concessions dans le domaine des transports scolaires, des centres aquatiques…- pour faute de leurs titulaires.

Mais cette interaction de la commande publique avec la neutralité et la laïcité devra sans doute s’effectuer au stade même de la passation des contrats de service public, ce qui va soulever de redoutables questions. Si un candidat ne pourra être écarté au seul motif qu’il se réclame d’un courant de pensée ou d’inspiration confessionnelle,  jusqu’où pourra aller le respect strict de cette égalité de traitement? Quelles en seront les frontières, s’agissant tout particulièrement des opinions religieuses? Les acheteurs devront ils enquêter au sein des entreprises candidates afin de détecter d’éventuels comportements contestables au regard de la laïcité? Devront ils s’assurer que ces candidats ne participent pas à des financements répréhensibles, sachant que les circuits de financement sont souvent complexes et opaques, et donc difficiles à tracer et à détecter…? A partir de quel stade l’expression d’opinions religieuses, quelles qu’elles soient, peuvent être jugées comme allant à l’encontre de la neutralité, et ce à nouveau dès la phase de l’analyse des candidatures? Et à partir de quel moment cela peut justifier, sans risque d’atteinte à la liberté d’accès à la commande publique ou à l’égalité de traitement, une éviction du ou des candidats en cause?

Comme dans d’autres domaines- respect du droit du travail par exemple ou des règles relatives à la parité hommes-femmes-, les acheteurs devront sans doute finalement se contenter d’une déclaration sur l’honneur des candidats au regard de leur conformité aux règles applicables en matière de respect des principes Républicains. Et la vérification se reportera donc sur le titulaire du contrat dans le cadre de l’exécution de ce dernier, avec toutes les difficultés évoquées plus haut. Cela suffira t il à évacuer toutes les questions sus évoquées? Rien n ‘est moins sur…

Tout cela fera entrer de plein pied les acheteurs publics dans des domaines particulièrement sensibles aujourd hui comme ceux de la lutte contre les séparatismes et du respect de la laïcité. Cela étant, ils commencent à avoir l’habitude de naviguer au gré des modes sociétales et de devoir régulièrement intégrer dans leurs actes et décisions les buts et autres desideratas qui en découlent.

Il reste que, à nouveau, l’achat public est mangé à toutes les sauces et que plus les années passent et plus on charge les acheteurs en s’éloignant de l’essentiel, à savoir l’acte d’achat lui même. Comme la fiscalité- on se souvient tous de la fameuse courbe de Laffer-, l’instrumentalisation politique de la commande publique a des limites et risque, en devenant abusive, de se retourner contre l’effectivité des politiques d’ achats.

Il va devenir difficile dans ce contexte de continuer à promouvoir la profession d’acheteur public et la rendre attirante aux yeux , notamment, de ceux qui terminent leurs études et se lancent dans la vie active. Ce n’est pas le moindre des paradoxes à un moment où, le nombre d’annonces de postes et d’emploi le prouvant chaque jour, les besoins de compétences en achat public n’ont jamais été aussi importants.

Jean Marc Peyrical

Maitre de conférence à l’Université de Paris Saclay

Directeur de la Chaire Achat Public de la Fondation de l’Université

Avocat Associé

Président de l’APASP