Commande publique : et si on reparlait d’innovation ?

05/03/2021

Remettre l’innovation sur le devant de la scène de l’achat public peut apparaître paradoxal, à une époque où bon nombre d’acheteurs sont préoccupés par d’autres considérations en liaison avec la crise sanitaire et économique qui nous touche de plein fouet.                                                                                                                                         

Acomptes et avances, délais de paiement, avenants, prolongations de procédures, force majeure et imprévision, urgence et urgence impérieuse, causes légitimes, déroulement des chantiers, computation des seuils avant et après confinement…ce sont surtout ces thèmes là qui sont d’actualité. Mais peut être faudrait il déplacer un peu le ou les débats et sortir de la sphère contextuelle, voire politique,  pour revenir à des aspects davantage «  métier » en cohérence avec le profond mouvement de professionnalisation des acheteurs publics qui est en place depuis plusieurs années maintenant.

Ainsi qu’on a pu l’écrire dans ces colonnes, la commande publique va être un des leviers- sinon le levier- de la relance économique. Et afin que ce levier soit efficace, l’appel à la créativité des entreprises apparait être plus que jamais une ardente obligation.

VOUS AVEZ DIT INNOVATION?

On sait qu’une des difficultés- un véritable frein pour les acheteurs- réside dans la définition-même de l’innovation. Il est vrai que l’article R.2124-3-2 du code de la commande publique n’est pas d’une grande aide dès lors qu’il définit les prestations innovantes par «  les travaux, fournitures et services nouveaux ou sensiblement améliorés » … ce qui en soit est sujet à de multiples interprétations, l’adverbe sensiblement étant promis à la même destinée que le fameux « substantiellement » qui a fait couler tant d’encre en son temps s’agissant de la distinction marchés publics-conventions de délégation de service public…Et l’article rajoute que «  le caractère innovant peut consister dans la mise en oeuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise ».  L’innovation ne concerne donc pas que les produits en eux mêmes mais aussi des process d’organisation ou de commercialisation; ce qui ouvre d’interessantes perspectives à un moment où la situation provoquée par le Covid 19 a radicalement changé tant les méthodes de travail que le rapport aux autres, ce qui pourrait faire naitre de nouvelles idées dans un domaine à re-défricher en profondeur.

Le manuel dit d’Oslo de l’OCDE en date de 2005 a donné lui la définition suivante de l’innovation: «  elle correspond à une idée nouvelle, une invention qui a été mise en oeuvre et lancée ( ou est en cours de lancement) sur le marché ».

Et le guide pratique de l’achat public innovant de la DAJ de Bercy et de l’OECP propose lui un faisceau d’indices permettant de caractériser un achat public innovant: bornes temporelles à la nouveauté ( 2 ans?), exclusivité ( brevet…) et amélioration sensible ( et non simple adaptation).

Au vu de ces divers éléments et définitions, les acheteurs publics disposent d’une marge de manoeuvre importante pour définir le champ matériel de leurs marchés innovants. Preuve en est: les derniers retours d’expérience dont on dispose en la matière montrent qu’ils ne concernent pas, loin de la, que le numérique ou les nouvelles technologies mais aussi, pour citer quelques exemples concrets, le développement de la performance sociale de marchés, la végétalisation de  centres ville, des revêtements de sol et des joints de dilatation pour des ponts, des modalités d’inspection d’ouvrage d’eau potable sans présence humaine ou encore, sans être exhaustif, des outils de modélisation en 3D comme support de concertation pour l’aménagement d’une ZAC.

A vrai dire, l’innovation est partout, dès lors en fait qu’on ne se trouve pas en présence d’achats dits «  sur étagère ». Une machine à café peut être innovante, de même que des prestations d’entretien et de nettoyage de locaux, des modalités d’organisation de chantiers au regard des précautions sanitaires à adopter, des systèmes de visio conférence entre agents d’une même collectivité, des mécanismes de location-entretien de véhicules électriques professionnels, des process d’auto consommation d’énergie pour les bâtiments publics…

Et les acheteurs disposent d’une palette riche de procédures permettant de souscrire de tels marchés, de la négociation avec concurrence( art.L 2124-3 du code) au dialogue compétitif ( art;L.2124-4 du code) en passant par la technique des variantes et, bien évidemment, la procédure de partenariat d’innovation ( art.L.2172-4 du code) qui permet de toucher toute la chaine de l’innovation, de la recherche-developpement à l’acquisition des produits, services ou travaux concernés. L’innovation peut aussi etre un critère de choix d’une offre- art.R 2152-7-ou une condition d’exécution du marché-art.L.2112-2-2-.

N’oublions pas également l’expérimentation issue du décret de noel 2018-1225 du 24 décembre 2018 qui permet aux acheteurs de commander des prestations innovantes sans mise en concurrence jusqu’à un seuil de 100.000 euros ht; ce qui peut permettre aux TPE, et notamment aux start up locales, de mieux accéder à des marchés qui leur paraissent fermés notamment du fait de procédures de passation jugées trop souvent lourdes et inadaptées.

QUELLE STRATEGIE ?

Les acheteurs publics disposent donc de tous les outils susceptibles de leur permettre d’acheter des produits, services et travaux innovants et de faire travailler un tissu d’entreprises riche et varié qui, en amenant des idées et technologies soit nouvelles soit encore peu utilisées, peut dynamiser et moderniser un secteur public à la demande de renouveau dans son organisation et son fonctionnement. Encore faut il pour cela qu’ils effectuent un sourcing efficace, notamment à l’occasion de salons professionnels, afin de bien appréhender des domaines qu’ils connaissent souvent trop peu.

En se lançant dans l’achat public innovant, les acheteurs devront par ailleurs developper de véritables stratégies de propriété intellectuelle.

La  propriété intellectuelle peut se définir comme un ensemble de droits exclusifs- brevet, droit d’auteur, marque…- qui protège les auteurs/créateurs/innovateurs et leur permettent de décider des utilisations possibles de leurs résultats. Plusieurs cas de figure sont en effet envisageables s’agissant de ce derniers, qu’il s’agisse de prototypes, de maquettes, de dessins, de données test, de designs, de logos…: l’entreprise peut choisir de les réutiliser dans d’autres contrats et projets, ou au contraire d’en abandonner la propriété-via une cession- ou l’usage-via une concession de droits- à l’acheteur. Un partage de droits est aussi imaginable, surtout si la solution a été co-créée par les deux parties.

Il est donc essentiel de prêter une attention particulière aux clauses contractuelles relatives à la propriété intellectuelle et aux deux natures de droits qui en découlent, les droits de propriété littéraire et artistique relatifs aux oeuvres de l’esprit d’une part et les droits de propriété industrielle relatifs aux oeuvres de l’entreprise. ces clauses doivent déterminer les conditions d’utilisation et de rémunération entre les parties des résultats de l’innovation, le prix du contrat devant traduire les choix ainsi effectués. C ‘est ici que la détermination d’une stratégie de propriété intellectuelle prends tout son sens, et que les parties doivent s ‘accorder sur ce qu’elles souhaitent faire des résultats obtenus. Et même s’il est toujours possible de s’inspirer du CCAG PI et des options- A pour une utilisation des résultats sans appropriation et B pour une cession des droits-, la liberté contractuelle est étendue en la matière, de nombreux cas de figure étant envisageables.

La rédaction de ces clauses revêt toute son importance dans le partenariat d’innovation, qui comporte des prestations de recherche et développement de produits travaux ou services innovants ainsi que leur acquisition ultérieure. Dès lors que toute la chaine de l’innovation est ici concernée, avec notamment une phase de recherche souvent lourde et couteuse, il n’est sans doute pas inutile de se concentrer sur ses modalités d’utilisation et de diffusion et sur la répartition des droits…et à nouveau des couts qui en résulte.

ACCORDS DE CONSORTIUM

Les structures publiques et les entreprises innovantes développent de plus en plus des mécanismes de partenariat, des consortiums leur permettant de developper ensemble des produits et prestations innovantes. Juridiquement, et sous réserve de la compétence desdites structures en la matière, de tels accords sont toujours possibles à l’issue d’une procédure de marché , de partenariat d ‘innovation ou autre. Les Universités le pratiquent ainsi depuis longtemps, certains consortiums avec des opérateurs économiques étant en coopération avec des ministères possédant des agences ou des villages d’innovation, ministères choisissant le plus souvent la voie du financement d’études- sur les nouvelles technologies, les mobilités douces, l’intelligence artificielle, les méthodes de management….- via des mécanismes d’appels à projets et de subventionnement.

Et la sécurité de ces accords reposera justement en grande partie sur la mise en place de la stratégie de propriété intellectuelle sus visée. L ‘accord devra ainsi prendre en compte les objectifs et besoins tant de l’acheteur que de l’entreprise en termes d’utilisation de chaque livrable, ainsi que les modalités de mise en commun de tout ou partie d’entre eux dans le cadre de leur partenariat.

En termes de contenu, l’accord de partenariat ou de consortium devra comprendre une liste des « connaissances propres » – savoir-faire, secret de fabrique, base de données, plans, schémas, dessins, brevetés ou non- propre à chacune des parties et nécessaires à la réalisation du projet et tous les droits de propriété intellectuelle en découlant. Il en sera de même s’agissant des informations et connaissances techniques que chaque partie a choisi de partager dans le cadre de la mise en oeuvre du projet. D’autres clauses, peut être plus classiques, seront indispensables, des modalités financières de la participation de chaque partie à ce dernier au régime de responsabilité entre elles et à l’égard des tiers en passant par la détermination des causes légitimes et des cas de force majeure, les conséquences du retrait ou de la défaillance d’une d’entre elles ou encore, sans être exhaustif, les modalités et conséquences de la résiliation anticipée de l’accord.

Comme dans bien d’autres domaines, l’avenir de l’innovation et du tissu économique qui lui est attaché dépend ainsi en bonne partie de ces modalités de partenariat public-privé. Le financement des produits et prestations innovants ne saurait en tout cas uniquement reposer sur les deniers publics, surtout en cette période de difficultés économiques où ils ont déjà été largement sollicités. Le croire conduirait à mener des politiques publiques vouées à un échec quasi-certain.

Jean-Marc Peyrical

Président de l’Apasp

Avocat associé

Maitre de Conférences et Directeur de la Chaire achat public à l’Université Paris-Saclay